QUELLE est la question ? Il n’y en a pas de plus simple : sommes-nous voués,comme citoyens, à n’avoir le choix
qu’entre deux options politiques, l’option néoconservatrice ou l’option archéo-socialiste, alors même que nous croyons qu’elles sont toutes deux erronées et promises à l’échec parce que ne répondant ni à l’attente des citoyens ni à celle des temps ? Ou avons-nous le droit (et même selon moi le devoir) de récuser ce manichéisme et de considérer comme vital de proposer une option originale, que j’appellerai ici « démocrate » et qui offrira des perspectives nouvelles à un pays et à un monde menacés d’épuisement intellectuel et moral ?
Tranchons d’emblée une question, celle du possible. On nous dit : « Votre choix est impossible, les institutions ne le permettent pas. » Je crois le contraire. Mais je crois surtout que ce n’est pas la question. À dire vrai, la séquence électorale de 2007, aussi injuste dans sa phase législative qu’elle avait été enthousiasmante dans les semaines précédant le premier tour de l’élection présidentielle, a cependant montré que le changement d’axe de la vie politique française était bel et bien possible en ce printemps 2007, y compris avec les institutions telles qu’elles sont : prééminence de l’élection présidentielle, et concomitance presque immédiate des élections législatives. Si un Président démocrate avait en effet été élu, contre tout pronostic, une vague orange se serait imposée aux élections législatives, une majorité nouvelle serait sortie des urnes et l’impossible d’hier se serait à l’instant révélé possible.Mais cette considération institutionnelle ou historique est à dire vrai secondaire. Car l’essentiel est ailleurs. La question n’est pas de savoir si ce choix paraît actuellement possible, mais si nous le regardons comme nécessaire. Si cet idéal, cette conviction, paraissent barrés pour des raisons provisoires de mécanique institutionnelle, et si cependant nous les considérons comme vitaux pour le pays, ce n’est pas l’idéal qu’il faut abandonner, ce sont les institutions qu’il convient de réformer. Il faut non pas baisser les bras mais combattre.
Les mots sont la matière première de la politique. Une onde de choc part du mot prononcé dont la vibration fait écho dans l’inconscient des hommes et dans celui des peuples. Et la démocratie d’opinion n’en amortit en rien les effets, elle les amplifie au contraire.Ainsi l’ambiguïté du mot « centre » a fait une partie de la faiblesse et de la division, que je crois provisoires, de cette grande famille politique. Que dit le mot « centre » ? Il appelle à un dépassement de la logique binaire, droite contre gauche. Il propose à la place une logique ternaire. Il s’installe d’une certaine manière en arbitre entre ces deux camps antagonistes. Mais, ce faisant, il consacre en même temps d’une certaine manière, dans les mots, la prééminence de cette logique droite-gauche. On ne dirait pas « centre », si l’on ne partait pas de « droite » et « gauche ». Autrement dit, on s’installe dans le plan même auquel on prétend échapper. On prend, si j’ose dire, le parti d’une lecture euclidienne de la politique; le mot fait de la géométrie politique sur un seul plan, rendant impossible toute géométrie dans l’espace. Bref, il accepte les données politiques des adversaires, même s’il propose d’en changer les conclusions. Et, comme on sait : chaque fois qu’on accepte la langue de ses adversaires, d’une certaine manière on a perdu d’avance.
D’où l’infortune infinie du « centre » sous les quolibets des chansonniers, tour à tour peint en « miyeu » en « ni-ni», incapable de choisir, comme si le seul choix légitime était celui des deux grandes forces dominantes. Ainsi, seules la droite et la gauche auraient-elles la légitimité et le privilège de se battre contre les idées qu’elles considèrent erronées, et quand elles ne gagnent pas de refuser de plier devant le vainqueur. Nul ne reproche à la droite de refuser la gauche ou à la gauche de refuser la droite. En revanche, le « centre », lui, serait condamné à baisser pavillon devant ses adversaires, en tout cas devant l’un d’entre eux. Ce « privilège de non-assimilation », en somme, tous les grands courants politiques français en seraient dotés, à l’exception d’un seul, impérieusement prié par le concert des observateurs, des commentateurs, des politiques et des politologues de replier sa valise et son étal dès lors que se profileraient les choses sérieuses. Il faut pour eux que le « centre » soit d’un côté. Et de préférence de « droite », puisque cela arrange tout le monde.
D’où le soupçon perpétuel et universel : la gauche, assez puissamment aidée il est vrai par l’histoire des trois dernières décennies du XXe siècle, n’a cessé d’affirmer que le centre était un perpétuel faux nez de la droite (« ni à gauche, ni à gauche », disait drôlement et cruellement Mitterrand) ; et la droite oscillait entre deux convictions également condescendantes, soit « la soupe à l’union » dénoncée par Raymond Barre – nous avons les mêmes idées puisque nos électeurs sont les mêmes –, dans laquelle il s’agissait de rouler la volaille centriste afin de la plumer avant de l’y noyer ; soit, chez ceux qui perçoivent la différence, le perpétuel soupçon que décidément il y a constamment chez ces culs-bénits l’odeur de soufre du diable gauchiste…
D’où enfin la mise en demeure récurrente : « Il faut choisir, vous devez choisir… » Or si choisir c’est accepter la défaite, alors il ne faut pas choisir, il faut refuser de choisir, il faut combattre. Ce qui ne signifie pas que l’on doive refuser les compromis, quand ils se présentent, à une condition : c’est que ces compromis soient issus d’une négociation entre égaux et non pas d’une reddition aux conditions de l’adversaire. Et il convient de combattre au nom d’une conviction : cette famille politique n’existe (et rien, aucun manoeuvre, depuis plus d’un siècle, n’a pu faire qu’elle cessât d’exister) que par ses valeurs. Et son projet de société, j’irai même jusqu’à dire son projet de civilisation, est irréductible aux deux projets qui, en France, tiennent aujourd’hui le haut du pavé. C’est dire combien je définis notre projet comme loin de l’entre-deux. On ne peut pas mener un combat si âpre en ne se proposant comme but que de prendre un peu de l’un et un peu de l’autre. Le cinquante/cinquante, le fifty / fifty, conduit inéluctablement au zéro/zéro.
Un tel combat ne se livre, ne se justifie, que parce qu’on est arrivé à la conclusion (même si c’est peu à peu) que seul un projet de société et d’action politique différent dans ses fondamentaux du projet néo-conservateur et du projet socialiste peut répondre aux attentes de notre temps. Et accessoirement parce qu’on est convaincu que le projet néo-conservateur, néo-bonapartiste, est voué à l’échec autant que le projet archéo-socialiste. À ce prix, on est assuré qu’il convient de mener le combat d’opinion, un combat intellectuel, philosophique, moral, autant qu’un combat parlementaire et militant. C’est pourquoi je pense qu’il faut sortir de la seule désignation géographique, et nommer ce projet, non pas en référence à ses concurrents de droite et de gauche, mais lui donner son véritable nom, démocratie, lui rendre ses racines dans la grande famille démocrate qui va nécessairement s’organiser dans le monde en concurrence avec les néo-conservateurs et avec l’internationale socialiste.
Cette confrontation est d’autant plus rude, d’autant plus marquée et d’autant plus nécessaire que la « droite » a changé de nature au cours de la dernière séquence. Nicolas Sarkozy a conduit à son terme le projet de «décomplexer », comme on dit, une certaine droite française en lui proposant un métissage inédit entre néo-Bonapartisme, pour le mode de gouvernement, et néo-conservatisme, pour le projet de société. Dans un monde où la bouillie des mots et la confusion des esprits sont devenues quasi universelles, en tout cas quotidiennes, il me semble utile de proposer quatre discriminants, comme les quatre piliers d’un projet politique : le projet démocrate repose sur une conception de la politique dans son rapport avec les citoyens, une conception de l’État dans son rapport à la société, une conception de la société et de sa hiérarchie des valeurs, une conception du monde dans son rapport à la politique.
Le projet démocratique est d’abord un projet d’exigence civique. Il se fait du citoyen l’idée la plus haute et la plus exigeante. Marc Sangnier en a proposé en 1907, il y a exactement un siècle, une définition qui me semble indépassable : « La démocratie est l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun. » Cette affirmation magnifique dépasse, et de loin, la seule attribution du pouvoir par le vote des citoyens. Elle revendique, non pas une intervention électorale épisodique, signature de chèque en blanc à des gouvernants dont le seul engagement est de revenir devant le suffrage universel à intervalles réguliers, mais une politique de vérité, d’éducation civique générale, d’information et de formation, destinée à porter le citoyen au niveau d’un décideur. Elle abolit ainsi le gouffre éternel entre « ceux qui savent » et «ceux qui ne savent pas » qui est le fondement et la justification de toutes les oligarchies et de leur forme moderne, les technocraties.
La démocratie ainsi définie pouvait paraître, il y a cent ans, une utopie ; elle portait sans aucun doute en elle une dangereuse chimère » vouée à remettre en cause l’ordre établi des choses, castes et classes comprises. C’est ainsi qu’elle fut d’ailleurs condamnée par la fameuse encyclique de Pie X et combattue par Charles Maurras. Aujourd’hui où elle est encore un idéal, elle est pourtant en même temps devenue une nécessité. Mais elle ne peut s’imposer qu’au terme d’un combat, âpre, sans doute de longue durée, tant sont puissants les intérêts qui veulent le contrôle politique absolu de la société et paraissent irrésistibles les moyens de gouverner l’opinion dont ils disposent.
Mais, aussi difficile que soit le combat, deux impératifs rendent à mon sens certaine son issue. Le premier est un impératif d’efficacité : en démocratie télévisuelle, comme nous sommes, les grandes évolutions de la société ne peuvent être que consenties. Cela vient en particulier de ce que la manifestation massive, le refus des citoyens, les incidents qui les accompagnent, ne sont pas supportables dès l’instant qu’ils se trouvent photographiés et filmés. Si le pays, massivement, n’accepte pas une réforme, il a tous les moyens de lui opposer son veto. Or ce consentement de l’opinion ne peut être acquis que par une maturation conduisant à une adhésion ou au moins à une abstention bienveillante des citoyens. En démocratie représentative, ce consentement ne peut se construire que sur la confiance des citoyens à l’égard des gouvernants. Et la confiance ne peut s’obtenir durablement si les gouvernants ne font pas partager de manière transparente leurs raisons, tenants et aboutissants aux citoyens attentifs.
Aucune réforme ne sera acceptée, en dehors des « états de grâce », si les citoyens n’en sont pas avertis, n’y sont pas préparés et associés. Ils refuseront de se fier aveuglément à leurs dirigeants. Ils ont besoin d’avoir les yeux ouverts. Ils exigent qu’on ne leur fasse pas prendre des vessies pour des lanternes. C’est ainsi que seront à terme durement jugés par les citoyens les pouvoirs dont la conquête a été fondée sur la multiplication de promesses intenables, que la réalité sera venue cruellement démentir. La crédibilité des engagements, leur cohérence, sera une pierre de touche pour le rapport entre pouvoir et citoyens. D’autant que la révolution de la connaissance a pénétré la sphère démocratique comme elle a pénétré toutes les autres activités humaines. Internet a ouvert à tous les citoyens les portes et les coffres des bibliothèques, des archives, des centres d’études, des think tanks, qui étaient jusque-là réservés au petit nombre des initiés. La grande aspiration de l’humanité à l’information ne sera plus jamais bornée. Cette information sera immédiate et universelle, et sa qualité (assez souvent sujette à caution) ne cessera de s’améliorer au fur et à mesure que sera rendu plus dense le réseau de ceux qui l’élaborent et la contrôlent instantanément.
Ces citoyens aux yeux ouverts ne se laisseront priver d’information sur aucun des grands choix qui gouvernent leur vie. Ainsi la démocratie n’est pas seulement un idéal, un horizon pour utopistes, elle est désormais une nécessité et peut-être même une fatalité. Mais il n’y a de souveraineté du citoyen, en marche vers la conscience et la responsabilité, que si les institutions qui gouvernent son organisation sociale et politique sont construites en conséquence. La question de l’espace de souveraineté du citoyen, de sa part de pouvoir sur la société où il vit, nous ramène de plain-pied aux grandes philosophies de la démocratie. Pour protéger le citoyen de l’arbitraire, pour lui rendre à tout instant sa part de souveraineté, il faut le garantir contre un pouvoir forteresse, fermé sur lui-même, ne dépendant de rien d’autre que de la décision d’un seul, ou d’un seul groupe. Il faut que le pouvoir soit organisé de telle sorte qu’il protège aussi contre le pouvoir. D’où la profondeur et la justesse de l’idée libérale de séparation du pouvoir en son sein, qui garantit le citoyen contre toute mainmise. Ainsi le citoyen n’aura pas en face de lui un pouvoir mais des pouvoirs. Non pas un mur opaque, mais des interstices où trouver des recours. C’est si important aux yeux des fondateurs de notre démocratie qu’ils conditionnent à ce principe l’existence même d’une démocratie constitutionnelle.
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée et la séparation des pouvoirs déterminée n’a point de Constitution », écrivent-ils à l’article XVI de la Déclaration des droits. Ils n’ont à l’esprit à l’époque que le triptyque venu de Montesquieu : le pouvoir exécutif qui conduit le gouvernement, le pouvoir législatif qui assure dans les affaires d’État la représentation du peuple souverain, la justice, qui réprime au nom de la Loi et du peuple. Parmi les sociétés contemporaines qui se réclament de la démocratie, notamment dans le monde occidental, la France est celle où l’idée de séparation des pouvoirs est le moins respectée. Mépris pour le principe de juste représentation des citoyens : seuls les mouvements d’opinion majoritaires sont représentés au Parlement. Sujétion de la représentation nationale par rapport à l’exécutif : le droit du citoyen à voir en son nom organiser le débat, assurer le contrôle de l’action publique, contrebalancer la voix et les raisons des puissants de l’heure, tous ces droits sont abandonnés dès l’instant que leur exercice ne correspond pas aux intérêts ou aux préférences de la majorité ou de l’opposition officielles. Influence sur la justice par tous les jeux de nominations, de carrière, de récompenses, de mise en réseau de l’autorité judiciaire : le doute se glisse dans l’esprit public dès qu’il s’agit de la justice.
Le manquement de la France aux principes mêmes que ses plus grands penseurs ont contribué à définir est d’autant plus nocif que se font jour d’autres exigences de séparation des pouvoirs. Véritable sport national français, l’intimité entre l’État et le monde de l’économie devient une lourde préoccupation dès l’instant que s’édifie un capitalisme national qui revendique désormais ouvertement non seulement les prestiges de la réussite matérielle mais une influence politique directe. De même, le mouvement de concentration dans les médias, additionné à la puissance d’influence des médias de masse, notamment télévisés, pose de brûlantes questions dès lors que ces médias dépendent de groupes industriels liés à l’État ou sont simplement connivents avec eux, ne serait-ce que sous l’influence de l’épée de Damoclès que constitue l’achat d’espaces publicitaires.
En réalité, ce n’est pas seulement d’accomplir la séparation des pouvoirs définie au XVIIIe siècle que nous avons besoin, mais d’en inventer une autre qui s’intéresse non seulement au politique en son sein mais aussi aux distinctions nécessaires entre le politique, l’économique et le médiatique. C’est pourquoi, pour un démocrate, les arêtes de toute réforme des institutions sont nettement marquées : avant tout une réforme de la loi électorale qui garantira à tous les citoyens une honnête représentation au Parlement et donnera au pays la certitude que la représentation parlementaire aura enfin son indépendance par rapport à l’exécutif. Ensuite une restauration du Parlement dans ses droits élémentaires, le premier d’entre eux étant de décider lui-même de son ordre du jour. Une organisation de la justice qui garantisse son indépendance de décision et son autonomie d’organisation, y compris matérielle. Enfin, l’inscription dans la Constitution du principe de pluralisme, notamment dans le monde des médias, qui les séparera des groupes entretenant commerce avec l’État, imposera une limite aux concentrations abusives, et rendra transparentes les nécessaires aides de l’État à la presse d’opinion.
Ne nous trompons pas : cette nécessité démocratique n’est pas seulement un idéal à défendre (même si cet idéal mérite en soi qu’on se batte pour lui). Elle est aussi la condition même de la réussite d’un pays moderne dans le grand jeu des nations. Il n’y aura pas de modernisation de la société s’il n’y a pas maturation des citoyens, débats ouverts, information libre et crédible. Il n’y aura pas crédibilité des gouvernants s’ils ne retrouvent pas la confiance des citoyens en étant obligés de leur dire la vérité. Car c’est de la volonté et de la capacité d’un peuple qu’il s’agit et de la régénérescence du tissu qui le forme. Conscience et responsabilité forment un couple de valeurs, celles qui permettent à un peuple les efforts, la volonté, l’esprit de conquête, qui sont la clé de son ambition, de son adaptation consentie, de sa créativité.
La société française a un problème avec son État. Problème, avouons-le, d’autant plus difficile à résoudre qu’il relève, sans exagérer, d’une névrose nationale. La France s’est construite autour de son État. Et en retour elle a donné à son État des prérogatives, des compétences, des privilèges plus importants qu’aucun autre pays non totalitaire au monde. Il n’est pas de problème que la France ait eu à résoudre qui n’ait fait l’objet d’une intervention de l’État ou au moins de la puissance publique : de la petite enfance au grand âge, de l’éducation à l’économie, de la sécurité sociale au logement, à la recherche, à l’innovation, au tourisme, à la culture, à l’encadrement du sport, à l’urbanisme, au marché de l’emploi, à l’écologie, sans parler de tous les accidents de la vie d’un pays, c’est toujours de l’État, des pouvoirs publics, que la France attend une réponse. Pour la France, l’État est un thaumaturge, pendant longtemps respecté et efficace, devenu impotent et débordé, mais qui prétend encore disposer de la magie de ses pouvoirs. Ce recours universel à un État thaumaturge a stérilisé en partie la société française. C’est parce que l’État a été regardé et s’est comporté comme le recours universel que les autres recours possibles ne se sont pas constitués. C’est ainsi que les réseaux naturels de la vie d’une société équilibrée, les entreprises, les coopératives, les mutuelles, les fondations, les associations, les universités se sont peu ou mal construits. Tout le pays s’est branché sur l’État, collectivités locales dépendant de jour en jour davantage des dotations diverses sur lesquelles elles n’ont aucune prise, entreprises redevables des milliards de compensations de charges pour les 35 heures, jusqu’aux familles dépendant de l’allocation de rentrée scolaire, jusqu’aux salariés du privé qui désormais reçoivent leur treizième mois de l’État sous forme de prime pour l’emploi. Un immense et universel cordon ombilical relie toutes les parts de la société française à l’État thaumaturge.
On avait cru à la fin des années 1970 faire un pas décisif dans le sens de l’autonomie de la société économique lorsque fut enfin établie la liberté des prix. Un quart de siècle plus tard, on considéra comme un considérable succès politique de voir le ministre de l’Économie de l’époque convoquer toutes affaires cessantes les patrons de supermarchés pour leur enjoindre de baisser immédiatement leurs prix de 2 %! Pourquoi 2 %, et pas 3, 4, ou 5 %?Et quels furent les résultats réels, après quelques jours, de l’engagement solennel ? Personne évidemment n’en saura rien : mais il était désormais établi que l’État avait retrouvé sa compétence en matière de prix publics du commerce, de marges et de tarification. Gageons qu’il y aura d’autres sollicitations… Or ce recours universel à l’État est un frein considérable à l’équilibre d’une société. Car ce n’est pas seulement que l’État n’ait plus les moyens de cette thaumaturgie universelle comme on le répète à satiété. C’est que même s’il avait les moyens, il conviendrait de remettre en cause son statut de recours général et particulier. Car, dans un monde où la nécessité de l’adaptation est une condition de survie, la pertinence des choix qui permettent l’adaptation, la justesse de ces choix, leur rapidité, les impératifs qui commandent l’invention du changement, ne peuvent pas s’accommoder de cette obsession centralisatrice. Les décisions à prendre, à prendre vite, à prendre justement, sont innombrables et dépendent d’un tel nombre de facteurs que le recours à un décideur unique et universel est à la fois un anachronisme et une entreprise de stérilisation. Comme l’ont montré de manière éloquente et organique les dinosaures et les pays communistes de l’Est européen, toute impulsion venant de la périphérie lointaine qui doit passer par le centre finit par se perdre en route, et lorsque l’avenir de l’organisme dépend pour sa réactivité de la vitesse et de la qualité de l’impulsion, il meurt. Voilà pourquoi l’organisation uniforme et centralisée d’une société, dépendant d’un décideur unique, est en soi une erreur de conception.
Plus encore, plus gravement, plus profondément, lorsque à cette centralisation bureaucratique s’ajoute la centralisation politique d’un État qui prétend décider de tout, et dans lequel on prétend décider de tout, à son sommet ! Et qu’en 2007 en France on ait pris ce chemin de régression restera pour moi un de ces bugs historiques sur lesquels notre pays devra nécessairement réfléchir. Le projet démocrate est porteur d’une redéfinition de l’État. Il choisit non pas de concentrer sur l’État la capacité d’action et la légitimité de la décision, mais au contraire de les répandre dans la société, d’y faire naître partout des organismes dotés de la capacité d’inventer, de créer, de faire naître de la solidarité, du lien, de l’innovation économique, sociale, démocratique. Il choisit chaque fois que nécessaire de donner à ces organismes vivants l’autonomie et la reconnaissance. Pour
la France, il s’agit d’une révolution, qui ne pourra être acceptée par la société et les individus qu’au prix d’un immense effort politique. Car tout porte à croire, y compris le résultat des élections de 2007, que plus les problèmes s’accumuleront, plus le résultat de notre névrose nationale poussera à en appeler au thaumaturge réputé universel. Comme le drogué n’en finit pas de faire appel à sa drogue, à doses de plus en plus importantes, pour guérir le mal que la drogue lui fait.
La question du modèle économique et social que porte chacun des projets politiques n’a été abordée, depuis des années, qu’implicitement. C’est que le triomphe sans borne du modèle néo-capitaliste dominant sur la planète, d’un côté, et l’échec patent du socialisme sous ses diverses formes, l’épuisement intellectuel de ceux qui le défendaient, ne permettaient plus au débat de se construire. Pourtant cette question n’est pas épuisée : elle va renaître, sans doute sous des formes inédites dont les démocraties, en tout cas européennes, n’ont pas fini de voir les conséquences. Allons droit au but : ce qui a triomphé, à la surface de la planète, c’est non pas le libéralisme stricto sensu mais le principe d’inégalité croissante. L’inégalité croissante a été acceptée et choisie dans les décennies récentes, à partir du succès économique américain, comme moteur du développement des sociétés. Et il est vrai que ce moteur a été, dans l’ordre matériel, infiniment puissant, récompensant les innovateurs, exigeant en même temps l’accumulation de capital pour favoriser de nouvelles innovations, permettant la multiplication de ce capital en créant des techniques infiniment sophistiquées de spéculation universelle, interdisant progressivement toute redistribution par l’effacement des frontières, notamment fiscales, proscrivant cette redistribution même après succession des générations, puisque rien n’est plus facile aux riches que de changer de pays, de choisir des terres d’élection qui leur garantiront, eux et leur descendance, de continuer indéfiniment à accroître leur patrimoine…
C’est ainsi que l’inégalité, hier subie, aujourd’hui assumée, l’inégalité croissante, devient le principe encore implicite, mais partout triomphant, d’organisation de la société universelle. Or l’acceptation générale de ce principe heurte les valeurs fondamentales qui ont fait notre civilisation, heurte en même temps des ressorts profonds de l’âme humaine, en tout cas si l’on postule que notre civilisation n’est pas le fruit du hasard mais de la nécessité née des attentes informulées des hommes. La distance croissante, la distance sidérale et sidérante entre la condition des plus favorisés et celle des délaissés, à quoi s’ajoute l’arrogance des nantis, désormais sans retenue, leur revendication d’influence et de gouvernement des hommes et des choses, tout cela qui ne se cache plus est gravement déstabilisant d’une société, même si cette société a accédé à l’empire universel. L’utile, le beau, le juste, les biens supérieurs, deviennent négligeables dès l’instant qu’ils n’ouvrent pas la porte de l’enrichissement individuel. On peut trouver de cette réalité désormais établie bien des exemples. La haute fonction publique française, qui faisait il y a peu l’illustration des familles et la solidité de l’État, se vide ainsi tous les jours de ses membres réputés les plus capables et les plus entreprenants, qui s’en vont, de plus en plus tôt, de plus en plus jeunes, se constituer, dans l’univers des grands groupes industriels et des marchés financiers, des fortunes individuelles et des vies plus intéressantes à leurs yeux. Et qui peut résister ? En fait, personne. Car, pour équilibrer l’attrait de l’argent, de ses pompes et de ses oeuvres, la société devait garantir d’autres types de reconnaissance. Or dans une société où la reconnaissance ne va plus ni au soldat, ni au savant, ni au sage, ni au prêtre, ni au professeur, mais seulement à l’argent ou à sa variante le vedettariat, qu’il mène à l’argent ou qu’il provienne de l’argent, la vocation d’intérêt général, en dehors d’âmes d’élite souvent esseulées, se trouve vite asséchée. Et c’est une défaite pour la société tout entière.
Quand la réussite personnelle se mesure seulement à l’aune de la réussite matérielle et financière, la société a changé de nature. Pour dire vrai, elle n’est plus société, association, vie en compagnonnage, elle devient collection
de solitudes et de compétitions individuelles. Ainsi lorsque le gouvernement de Nicolas Sarkozy annonce sans fard que le but de sa politique est de « réhabiliter l’argent » (Christine Lagarde, le 8 juillet 2007), « corollaire du succès », il choisit une hiérarchie des valeurs qui n’est pas autre chose qu’une reddition explicite et choisie à l’ordre dominant dans le monde. Ce que tout projet démocratique devrait choisir de réhabiliter, devrait chercher à promouvoir, ce n’est pas l’argent qui triomphe partout, c’est tout ce qui ne relève pas de l’argent, la culture, l’éducation personnelle et collective, le service de l’intérêt général. Car, dans la hiérarchie des valeurs démocratiques, les valeurs matérielles sont considérées comme nécessaires, mais les valeurs naturelles, intellectuelles, culturelles, morales, spirituelles doivent être considérées comme supérieures : cette distinction et cette hiérarchie entre biens nécessaires et biens supérieurs forment un projet de société qui différencie le projet démocratique des autres projets, en fait non seulement un projet de société mais un projet de civilisation. Parmi ces biens supérieurs, il faut désormais inscrire à la première ligne la défense de la vie, de son cadre climatique, défense de la vie humaine et de ses compagnes, vie animale et végétale, avec lesquelles notre destin humain est inéluctablement imbriqué. Le projet démocratique ne recherche donc pas seulement l’efficace, mais l’efficace compatible avec le juste. C’est ainsi que l’économique ne devrait pas pouvoir se définir en dehors de l’écologique, comme il ne devrait pas pouvoir se définir en dehors du social, tant le principe de responsabilité devrait être reconnu comme déterminant, responsabilité à l’égard des personnes, des familles, des générations à venir. Dans ce projet, économique, social, écologique doivent être regardés comme indissociables. C’est pour cela que j’ai voulu définir, au cours de la campagne électorale de 2007, la proposition d’une socialéconomie, déterminée à mettre sur le même plan, en synergie, les deux vertus d’un monde durable, ou soutenable, créativité et solidarité.
En vérité, la défense et la promotion d’un tel projet sont en résistance à l’ordre naturel des choses, tel que de plus en plus vite l’imposent les rapports de force. Seule la capacité politique peut, en ressaisissant le volant, faire dévier le rouleau compresseur qui, après des dizaines de siècles, sur notre cap européen, vient de rendre à Mammon la prééminence sur la Cité. Fédérer l’Europe, pour le monde « Ressaisir le volant », voilà bien la question civique. Devant les mouvements immenses qui habitent l’univers, États géants, peuplés de centaines de millions d’habitants pour les uns, de milliards pour les autres, hyperpuissances politiques avérées ou en cours d’avènement, des États-Unis à la Chine, en passant par l’Inde ou la Russie restaurée, puissances financières, puissances médiatiques, puissances d’influence, lobbies déclarés ou implicites, organisations criminelles pour qui le blanchiment d’argent est la condition même de leur existence, le jeu politique dans une nation d’importance moyenne court le double risque de l’impuissance et de la gesticulation. Faute de moyens d’action véritable, il semble n’exister que deux voies : l’alignement, plus ou moins volontaire, sur le modèle dominant ou le faire semblant. Pour les citoyens qui ne se résignent ni à l’un ni à l’autre, l’urgence est de construire les instruments d’une action politique capable d’imposer et non de subir l’ordre du monde. Que l’on songe par exemple à la question de la fiscalité. Si l’on ne se résigne pas au modèle international d’inégalité croissante, c’est une question de grande importance. Le dumping fiscal sert d’arme de guerre économique entre nations voisines et officiellement amies. Il permet à chacun des acteurs économiques d’élire domicile, y compris fictivement ou transitoirement, là où les dispositions locales sont les plus favorables à ses intérêts personnels. Il est donc fortement soutenu, comme une pratique bienfaisante, par de puissantes coalitions d’intérêts. Si l’on veut sortir des pratiques de dumping fiscal, il faut un instrument politique capable d’imposer des règles de fiscalité sur un grand ensemble politique, et non plus seulement État par État.
De même, l’urgence devrait être depuis longtemps au refus des pratiques de pseudo États off shore, complices actifs des opérations de blanchiment et de la recherche d’opacité absolue dans les transactions et les contrats. Seule une entente des acteurs politiques de premier plan pourra prendre les décisions simples (par exemple la décision de considérer comme nuls et non avenus les contrats ou conventions signés off shore) qui forceront ces « pays » à respecter un minimum de règles de droit universelles. De même toute réflexion sur la politique de change entre grandes zones monétaires de la planète impose que siègent autour de la table des décideurs politiques de poids comparables, autonomes dans leurs décisions et non dépendants les uns des autres. Pour les États moyens, même de grande tradition historique, comme la France, la capacité de peser sur l’issue de ces grandes questions dont dépend pourtant notre avenir national nous impose de construire une puissance politique internationale en nous fédérant, pour l’action sur l’essentiel, avec nos homologues européens. Or cette puissance européenne, ces dernières années et plus encore ces derniers mois, est allée se désunissant au lieu de se construire.
Tout se passe comme si, à l’intérieur de l’Europe, le jeu des gouvernements à la recherche de succès transitoires ou d’intérêts particuliers avait pris le pas sur les grandes questions d’intérêt général. La manifestation d’une fracture de plus en plus visible entre les « grands » (ou qui se croient tels) et les « petits » est un autre signe de cette désagrégation. La mise en scène de la libération des infirmières bulgares, et les contreparties acceptées par le Président français pour obtenir ce succès, ont été un épisode révélateur de captation au profit d’un seul pays des efforts conduits par l’entente de tous et par les institutions communes. Une politique profonde et sérieuse de fédération des nations moyennes permettra seule la construction d’un monde équilibré, où les grands enjeux politiques pourront enfin être abordés par le concert des nations. Cet impératif concerne l’Europe aujourd’hui : mais l’Europe n’est, croyons-le, qu’un précurseur. L’Amérique du Sud, l’Afrique, le Sud-Est asiatique seront tôt ou tard à leur tour concernés par cette nécessité sans laquelle la loi des puissants ne connaîtra pas de borne.
À l’énoncé de ces quatre discriminants, on prend la mesure du caractère original, cohérent et inassimilable du projet démocrate. Le projet démocrate est en contraste et en opposition avec le projet néo-bonapartiste et néo-conservateur sur plusieurs plans. Le néoconservatisme considère l’opinion comme une masse à séduire, en mobilisant le cynisme des spin doctors, et tous ses zélateurs applaudissent lorsqu’on a réussi à mobiliser les réflexes qui la mettent en mouvement. Le mouvement démocratique la regarde comme un lieu de conscience en qui il convient d’investir de la confiance et de l’éducation. Le néo-conservatisme regarde les impératifs économiques et financiers comme premiers, considérant qu’il y a, dans le monde, des affaires à faire et que ces intérêts priment sur toute autre considération (« la Libye a de gros besoins et les moyens de se les payer », Nicolas Sarkozy). Il tient pour lubie l’ambition désintéressée de progression culturelle, morale, intellectuelle des hommes, des femmes et des familles (« on a le droit de faire des études de lettres anciennes mais l’État n’a pas nécessairement à payer pour cela », Nicolas Sarkozy, interview à 20 Minutes, le 15 avril). Le projet démocrate est gravement en contraste et en opposition avec le projet socialiste. C’est vrai d’abord sur la place de l’État et l’assimilation de l’État à la fonction publique. Pendant la récente campagne de Ségolène Royal, ce ne furent pas moins de cinq services publics nouveaux qui furent appelés à être créés (services publics de la petite enfance, de la caution, du recouvrement des dommages et intérêts, de l’orientation, etc.). Le projet socialiste semble considérer comme un bienfait l’augmentation sans limite du nombre des fonctionnaires, même dans les situations les plus inattendues (« si je suis élue, dès la semaine prochaine, on recrutera des fonctionnaires de police pour raccompagner chez elles les femmes policières dès la nuit tombée », Ségolène Royal dans le débat entre les deux tours).
De la même inspiration, la volonté d’intervention de l’État dans les décisions de gestion interne des entreprises (création de taxes de pénalisation en cas de licenciement, ou de recours au CDD). Cette opposition se lit ensuite dans la conception même de l’économie : pour les démocrates, la société économique à construire est une société de création, la politique à mettre en place est d’abord une politique de l’offre, et non pas l’illusion d’une politique de la demande, de toute manière hors de portée budgétaire et sans conséquence possible en économie ouverte. Cette opposition se lit enfin dans le refus idéologique du réel qu’a dénoncé elle-même après la campagne la candidate du Parti socialiste en reniant les propositions que son parti l’avait « obligée » à porter en matière de 35 heures ou de salaire minimum.
Ainsi les deux forces actuellement dominantes dans la vie politique française défendent des projets qui ne ressemblent pas à ce que nous croyons, qui obéissent à des logiques, à des cohérences qui ne sont pas les nôtres, et ne répondent pas aux attentes qui sont celles de notre peuple et des autres peuples de la planète. Il nous reste à répondre à la question posée au début de cette réflexion : ayant mesuré cette distance et cette opposition, devons-nous renoncer à défendre notre projet, le dégrader au rang de variante de l’un ou de l’autre des deux projets concurrents, ou devons-nous le défendre, le préciser, le promouvoir dans le débat démocratique, le proposer au peuple citoyen ?
La réponse ne souffre pas d’hésitation, dès lors que nous considérons que nous ne ommes pas nés pour subir le monde mais pour le façonner, pour l’ordonner et pour le changer. On n’est jamais obligé de céder à l’inéluctable, car l’inéluctable n’est tel que par notre pusillanimité.